Digest de “Prospérité sans croissance” de Tim Jackson
Les polémiques à coups de punch line vident de leurs sens un certain nombre d’idées, de concepts.
Dès lors, chacun y met ce qu’il veut : écologie, prospérité, progrès, capitalisme, libéralisme… Polarisant les débats autour de positions caricaturales, et donc irréconciliables.
Dans « Prospérité sans croissance » de Tim Jackson, j’ai eu le plaisir de livre un livre où les mots utilisés sont soigneusement définis, pour permettre de poser les bonnes questions, et tenter d’y répondre.
La croissance peut-elle se confondre avec la prospérité ? L’écologie est-elle nécessairement anticapitaliste ? Peut-on définir une macro-économie dans un état stationnaire ? L’usure (les taux d’emprunt) est-elle compatible avec un monde post-croissance ?
Dans un style assez facile d’accès, Tim Jackson se montre didactique sur la progression à travers le livre en convoquant des pointures : le fameux rapport Meadows, Amartya Sen, Thomas Piketty, Kate Raworth, et tant d’autres…
Quelques écueils à relever toutefois : des conclusions un peu hâtives par rapport à l’argumentaire donné, et des renvois vers ses résultats de recherche qu’il faut donc croire au pied de la lettre à moins de se lancer dans un travail titanesque de fact checking.
Je vous propose dans cet article de résumer le raisonnement qui traverse ce livre :
La première partie sert à montrer l’impasse de la société de croissance, à travers le raisonnement suivant :
Nous confondons prospérité et croissance. L’impératif de croissance a façonné notre économie puis notre société.
Mais une croissance infinie dans un monde fini est impossible, l’économie se heurtant aux limites physiques de notre monde.
Et la croissance n’est pas seule gage de réussite de certains éléments fondamentaux comme l’espérance de vie.
Le problème est que, dans une économie basée sur la croissance, la croissance est essentielle à sa stabilité.
Ces éléments mettent en lumière le « dilemme de la croissance » :
- La croissance n’est pas soutenable
- La décroissance est instable
La prospérité durable ne serait donc pas, à première vue, possible.
L’objectif du reste du livre et de voir comment dépasser ce dilemme.
D’abord en s’arrêtant sur la solution techno-solutionniste du fameux découplage. A savoir si l’on peut imaginer une croissance durable/soutenable, en prenant l’exemple du changement climatique. Il montre ici que le découplage, c’est-à-dire la capacité de l’économie à croître sans faire monter les émissions de carbone, est un mythe. (Souvent dû à la classique erreur qui est de confondre inventaire nationale et empreinte carbone. Dans le 1er cas, on compte les émissions liées à la fabrication de votre téléphone en Chine s’il a été fabriqué en Chine, et dans le 2e cas en France s’il a été acheté en France)
Et de conclure « il est totalement fantaisiste de croire qu’il est possible d’obtenir une baisse « importante » des émissions et de l’utilisation des ressources sans de confronter à la structure des économies de marché ».
Ensuite Tim Jackson s’arrête sur la « cage de fer » du consumérisme, moteur de la croissance, qui ne peut tourner sans la recherche du profit (qui pour investir si pas de profit ? et quel intérêt d’épargner si ce n’est pas pour s’attendre à recevoir un retour sur leur capital ?).
Et ce, quels que soient les variétés de capitalisme, qu’il prend soin de distinguer.
Le 7e chapitre me paraît pivot.
Il enfonce le clou des problèmes sociaux engendrés par le consumérisme : une perpétuelle fuite en avant où « le progrès social dépend du cycle de la nouveauté et de l’anxiété ».
Pour vanter un « hédonisme alternatif », loin des « valeurs matérialistes ». Mais l’auteur prévient qu’il s’agit d’un style de vie inadapté dans la société actuelle : « exhorter les gens à résister au consumérisme est une démarche simpliste condamnée à l’échec […] Dans les conditions actuelles, il serait suicidaire de demander aux gens d’abandonner les capabilités et les libertés dont ils jouissent en tant qu’être sociaux.
Mais il ne s’agit pas là d’une fatalité lié au « gène égoïste », mais plutôt à ce que la société de consommation fait ressortir de l’individu.
D’où la nécessité de « permettre la liberté de devenir pleinement humain […] et de mettre en place une économie qui reflète cette vision.
Autrement dit, l’économie et son paradigme de croissance nous ont entraîné vers un matérialisme/consumérisme de l’individu.
Il s’agit donc de redéfinir un projet de société dans lequel l’économie est subordonné à un objectif de prospérité, qui doit intégrer aussi bien la dimension altruiste que la dimension égoïste, et la propension à la tradition aussi bien que la propension à la nouveauté.
L’auteur peut ainsi basculer sur les fondements d’une économie qui répondrait à cet objectif.
- L’entreprise doit être orientée « Service ». Il ne faut pas par exemple une entreprise qui vend du pétrole, mais une entreprise qui vend de la mobilité.
- Le temps de travail disponible doit être partagé. Et il faut favoriser le travail qui nécessite du temps humain (soin aux personnes, artisanat, culture…)
- L’investissement doit être non spéculatif, orienté sur les secteurs de première nécessité (santé, nutrition, logement, mobilité…) et les « infrastructures de la vie civique », ainsi que sur l’efficacité matérielle/énergétique [terme assez vaste qui peut être à double tranchant avec un potentiel effet rebond]
- « Transformation du système monétaire, basé aujourd’hui sur l’endettement », vers un « contrôle plus strict de la masse monétaire par le gouvernement ». Partant du postulat que « confier la création de la monnaie à des intérêts privés mène droit à l’instabilité financière, à l’inégalité sociale et à l’impuissance monétaire ».
Tim Jackson termine en rappelant la nécessité de ne pas rejeter la pensée économiste, et, bien au contraire, de la penser dans une perspective post-croissance.
De façon, il me semble, courageuse, il assume que dans cette économie, avec les fondements donnés, les retours sur investissements seront plus faibles et plus longs. Il assume également la forte probabilité d’une baisse de la capacité productive de l’économie dans son ensemble.
Une économie basée sur les services et mettant en avant les activités avec beaucoup de temps humain se dirige vers une croissance zéro.
Il convoque ensuite ses propres travaux pour avancer que :
- le rôle du gouvernement doit être prépondérant dans la stabilisation de l’économie via des dépenses publiques contracycliques : « Le gouvernement augmente la dépense publique quand la production baisse et réduit la dépense publique quand la production augmente ».
- il n’y a pas d’impératif à abandonner un système de dettes avec taux d’intérêt.
Et de conclure qu’il ne s’agit ici que de bases simples, à compléter d’une macro-économie à définir, mais que l’essentiel ici est de voir qu’elle est possible.
Tim Jackson peut alors conclure avec ce que ses conclusions impliquent et nécessitent en termes de « gouvernementalité » :
- établir les limites en s’appuyant sur les constats scientifiques (ceux que l’on connaît et ceux qu’il reste à faire)
- contrer le consumérisme. En particulier à travers le contrôle de la publicité ou de l’obsolescence programmée
- lutter contre l’inégalité
- réparer l’économie en définissant la macro-économie sur les bases proposées par Tim Jackson
A noter qu’il s’agit bien d’un résumé qui passe sous silence certaines nuances appréciables apportées par l’auteur, comme le rôle social et symbolique des biens matériels, les travaux sur les communs d’Elinor Ostrom ou encore les pensées d’économistes classiques (Hayek, Friedman, Mill, Smith…) vantant l’objectif d’un état stationnaire.
Je retiens de ce livre une pensée et vision construite et cohérente, qui met proprement les éléments les uns à la suite des autres pour aboutir à la nécessité d’un changement de paradigme où la prospérité de la société doit reprendre le pas sur l’économie, qui doit retrouver son humble place au service des humains (et même, soyons fous, du Vivant).
Rien de nouveau certes, mais quand cette vision est le fruit d’un raisonnement posé et accessible, elle ne s’en impose qu’avec plus de force !