Immersion dans “Une écosophie pour la vie” de Arne Naess #3
[Suite de l’article 2]
Alors tous ces beaux principes et idées que l’on retrouve derrière l’écologie profonde, c’est joli, mais ça sert à quoi ?
Et là je dirais que Arne Naess répond à deux niveaux.
Tout d’abord, ces principes doivent nous amener à mener une vie avec une certaine sagesse, une « philosophie de l’harmonie ou de l’équilibre écologique ». C’est ce qu’il appelle… tadaaaa : l’écosophie — si vous suivez bien, c’est le titre du bouquin.
En gros, c’est beau d’avoir des principes mais il faut qu’ils servent à mener une vie en accord avec ces principes (principe 8 de l’écologie profonde), et donc qu’ils se traduisent en prescriptions. Pour faire plus concis et aussi plus stylé, on dira que c’est une philosophie normative. C’est ce qui ressort des points 3 à 7. Les points 1 et 2 relevant plus d’une philosophie descriptive. La liste n’est pour lui pas exhaustive et il invite chaque « écosophe » à formuler ses principes et ses normes : « Le mouvement de l’écologie profonde est un mouvement constitué d’autant d’écosophies qu’il y a de partisans »
Le 2e point majeur qui doit résulter des principes de l’écologie profonde pour Arne Naess, c’est l’action. Pour cette partie, il convoque le seul philosophe qui semble trouver grâce à ses yeux, Spinoza, Baruch de son prénom. La raison pour laquelle il s’appuie sur Spinoza est que le moteur incontestable de l’action est pour lui les affects, les émotions. Comme il le dit lui-même, « ce sont toujours les affects qui fournissent la motivation nécessaire pour initier une action ou un changement d’attitude ». Après le « Pas de bras, pas de chocolat », on passe au « Pas d’émotion, pas d’action ». C’est d’ailleurs en des termes assez proches qu’il cite Spinoza : « Pour résumer en quelques mots la thèse de Spinoza, nous pourrions dire : « Sans affects, pas de changement. » »
Cette partie de l’écosophie me parle particulièrement en tant qu’animateur de la Fresque du Climat. C’est un atelier dont le cœur est de faire retracer les liens de cause à conséquence entre les notions du dérèglement climatique, en se basant sur les rapports du GIEC. Mais si son coeur a bien une dimension scientifique, tout l’enjeu de l’atelier est de générer de l’émotion (et je peux vous assurer que vous allez en avoir si vous ne connaissez pas encore !), que l’on fait ressortir dans la phase de débriefing. Et pourquoi ? Eh bien pour agir pardi ! Ce n’était peut-être pas conscientisé ainsi, mais la démarche de la Fresque du Climat s’inscrit parfaitement dans l’écosophie de l’écologie profonde.
Ce rôle fondamental des émotions et des affects pousse le Norvégien à creuser profondément les mécanismes autour des émotions et d’un concept fondamental dans l’écosophie : la Réalisation de Soi. Mais attention, ici, le « Soi » n’est pas le soi du petit être humain, isolé, que nous sommes, mais “le Soi agrandi qui se révèle lorsque nous nous identifions avec toutes les créatures vivantes” conformément aux principes de l’écologie profonde (puisque l’on ne peut se couper de la Nature). C’est donc un Soi très englobant.
Mais comment se réalise-t-on me questionnerez-vous ? Pour répondre, hop, de nouveau un détour par Spinoza : il s’agit de suivre la « voix de la raison », qui ne s’oppose pas à l’intuition, mais qui est plutôt du côté de notre nature/essence profonde. Car cette nature profonde contient à la fois pour Spinoza et pour Arne Naess le rationnel (tel qu’entendu aujourd’hui) ET l’émotionnel.
Arne Naess déplore d’ailleurs dans de nombreux passages le fait que nous vivons dans un monde, et en particulier dans l’enseignement, où le rationnel, la quantification a pris le pas sur le reste. Dans ce reste, on y trouve en particulier l’intelligence sociale, l’intelligence émotionnelle (le développement et la maturité des affects) ou encore l’étonnement. Voilà un beau début de programme pour une réforme de notre chère et tendre Education Nationale !
La réalisation de Soi, à chercher dans notre nature profonde, peut être opposée à la réalisation que l’on fait à travers ce qui est autre / qui est hors de soi, qui est une aliénation (puisque aliénation vient de « alio »=autre pour le moment latin de ce texte !). Cela me fait penser à beaucoup de maux de notre époque où les gens cherchent à se réaliser à travers des objets, de la consommation, à travers la vie par procuration que nous permet Internet, etc.
Et puisque cette quête de la réalisation de Soi est une quête pour prendre des décisions suivant notre nature profonde, il s’agit au fond, pour Spinoza, d’une quête pour la liberté : « Dire que nous jouissons d’une plus grande liberté, c’est dire que nous sommes à l’origine de nos propres décisions dans une plus grande mesure qu’auparavant ». Si je me permettais, je dirais, avec une certaine fibre, que cela peut se résumer ainsi : « si on est « free », on a tout compris »
Pour essayer de trouver une phrase qui résume tout ça : Si j’écoute ma nature profonde, alors je pourrai décider et agir comme il se doit, et ainsi m’accomplir en tant qu’être au sein de la Grande unité (un Grand Tout) et diversité (composé de pleins de formes) biosphérique, et être, donc, libre.
Voilà pour un topo simplifié, et, je l’espère, pas trop détourné, de ce que vous pouvez trouver dans ce beau livre !
Maintenant , il me paraît intéressant de creuser un peu plus loin que le contenu du livre. Pour ça je suis allé sur la page Wikipédia de l’écologie profonde. Parmi ses détracteurs, on y retrouve un certain Luc Ferry ! Hop, j’ai donc sauté sur « l’hyperlien » renvoyant vers « Le Nouvel Ordre écologique » bouquin du susnommé, ex ministre de Chirac.
Et c’est ma foi fort intéressant : Luc Ferry défend une philosophie écologiste qui doit être un « mouvement environnementaliste, de nature démocratique, [qui] vise la protection des intérêts bien compris de l’homme à travers la protection de la nature, qui n’a pas de valeur intrinsèque mais dont la destruction fait courir un danger à l’homme ». Ce qu’Arne Naess nomme finalement « écologie superficielle » !
Toujours d’après cette page Wikipédia, Luc Ferry voit dans l’écologie profonde le mélange rouge-brun entre l’amour du terroir de l’extrême droite façon nazisme et la lutte anticapitaliste, une haine de la modernité. Même les philosophes ne dérogent pas au point Godwin !
On trouve ainsi les 2 grandes tendances d’écologie : une écologie qui réoriente le système capitaliste-libéral pour intégrer des enjeux écologiques, et une écologie qui considère que des paradigmes doivent être changés pour vivre en adéquation avec de réels principes écologiques.
A « relativement » chaud, ce que je retiens de cette lecture :
- La philosophie de l’action engendrée, impulsée par les affects / les émotions.
- sa référence à la « ratio » de Spinoza, une essence profonde qui mêle la raison (au sens contemporain) et l’intuition. Spinoza voit la relation entre notre pensée et nos affects comme un cavalier qui interagit avec son cheval.
Cette notion de « nature profonde » me laisse toutefois un peu “inconfortable”, en particulier en ces temps où la notion de libre arbitre peut être mise à mal à l’ère des biais cognitifs et des neurosciences. Je vous invite à lire à ce sujet le chapitre « La bombe à retardement au laboratoire » dans Homo Deus de Yuval Noah Harari avec par exemple cette phrase « [La question] en premier lieu est de savoir si [les êtres humains] peuvent choisir leurs désirs ». Alors ? Déterminisme ou libre arbitre ? Débat passionnant ! 😊
- La réalisation de Soi, avec un Soi englobant, par opposition à l’aliénation qui est une réalisation à travers ce qui est Autre.
- Sa position sur Dieu : immanence plutôt que transcendance. Je ne suis pas croyant, mais je comprends davantage cette vision.
- Evidemment les bases de l’écologie profonde : des principes normatifs qui reposent sur deux piliers, la valeur intrinsèque de tout être vivant et de la biodiversité.
Je terminerai en vous proposant ce slogan, à méditer, proposé par Arne Naess lui-même : « élargissez la sollicitude aux êtres non-humains, approfondissez la sollicitude pour les êtres humains »